Le moulin de Vieljouve

Publié le par Pierre d'Ecriture

 

J'imagine que cette maison abandonnée se trouve dans un hameau déserté qui s'appelle  "Le Moulin de Vieljouve".

C'est faux car, en réalité, le Moulin de Vieljouve, le vrai, se trouve un peu plus haut, vers "Le Pied de la Terre", et il n'est pas déserté ou, du moins, il a été restauré. Mais ce n'est pas grave car j'adore ce nom, le Moulin de Vieljouve... Et comme, de toutes manières, pratiquement personne ne connaît, ça n'a vraiment aucune espèce d'importance. Bref, voilà cette maison, dans ce hameau désert, Le Moulin de Vieljouve...

    J'imagine que dans les années soixante, il y avait un vieux, encore, dans cette maison. Il s'appelait Rouvet et je le vois, un soir qu'il se retrouve seul, alors que son dernier fils vient de partir, le premier soir de solitude...

    Une brume mauve s'étirait au dessus des montagnes du Bougès, à l'est, de l'autre côté de la bergerie. L'air rendait un son cristallin et précis des éclats de shiste aux reflets métalliques, tintant sous les pattes des chiens qui se poursuivaient comme chaque soir. La brise s'était chargée du parfum des genêts qui moutonnaient sur la lande au dessus du hameau.

    Le Rouvet se laissa tomber sur le gros billot de châtaigner qui, aussi loin que remontait sa mémoire, avait toujours occupé cette place, à quelques pas de l'entrée de la maison. Ses godillots ferrés raclèrent un peu la paille à ses pieds, et ce froissement si proche le fit presque sursauter.

    Il était seul maintenant. Il laissa longtemps son regard errer sur la ligne des crêtes qui s'estompaient peu à peu dans un lointain feutré. Par désoeuvrement, et aussi un peu par habitude, parce que c'était chaque fois ce qu'il faisait lorsqu'il s'asseyait un moment, il sortit de sa poche la vieille blague à tabac en peau de chèvre, si lisse sous les doigts, presque huilée, et se roula une cigarette. Les premières bouffées ne lui redonnèrent pas l'allant espéré. Il se sentait envahi par une immense lassitude. Cette lassitude, dont il avait déjà senti les premières atteintes quelques jours auparavant, avait cédé la place à la fièvre des préparatifs des derniers jours. Mais, depuis deux heures, il était parti Martin... Cette fois, il était vraiment seul. Quand la camionnette du boulanger de Saint-Privat de Vallongues avait disparu au détour de la route,  masquée par la châtaigneraie en contrebas, il avait compris que cette fois, c'était pour de bon. Cette route étroite, cette route du bout du monde, elle ne lui ramènerait pas son Martin de sitôt. Il essayait bien de se dire que c'était mieux comme ça, qu'on ne pouvait pas leur en vouloir aux jeunes : d'ailleurs, ils étaient tous partis, les uns après les autres, la conscience tranquille.

   En bas, dans la vallée, il y avait du travail, des cafés, de cinémas, des filles, des boutiques, des lumières, du bruit, de la vie. Lui, le Rouvet, il ne connaissait pas la ville : il avait dû aller, dans toute son existence, une dizaine de fois à Florac, et guère plus de deux ou trois fois à Alès. Plus grand qu'Alès, il ne parvenait pas vraiment à s'imaginer. De toutes façons, il avait l'impression que ça lui plairait pas. Mais lui, c'était pas pareil : il faisait partie de cette petite poignée de vieux qui s'accrocheraient à ce pays jusqu'à la fin...

Publié dans Mots à voir

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