Vieu fou

Publié le par Pierre d'Ecriture

Ce matin, en allant acheter une baguette à la boulangerie, je me suis fait entreprendre par un vieil excentrique, qui à grands mouvements d’écharpe, s'était mis à refaire le monde.

Beaucoup lui auraient dit, ce que d'ailleurs j'ai été tenté de faire de prime abord :

"- Monsieur, on ne se connaît pas et je n’ai pas le temps ! (Sous-entendu, d’écouter vos élucubrations)"

    Mais j’ai pris le temps de l’écouter. Pendant une demi-heure, devant la boulangerie, il a déversé un flot ininterrompu de diatribes acérées contre la société. Presque tout y est passé : l’influence exorbitante de la télé sur les jeunes et les autres, ces quatre heures de bourrage de crâne quotidien, le conditionnement, l’individualisme forcené des gens, la cupidité, la recherche du pouvoir à tout prix, l’absence de dialogue même au sein de la famille, les solitudes juxtaposées, les incohérences, l’absence de sens dans laquelle chacun se débat.

    Au fur et à mesure que je l’écoutais, après la gêne première que suscite toujours une telle situation, je ne pouvais que reconnaître qu’il parlait avec beaucoup de justesse.

 

    L’entreprise de formatage et de conditionnement de la télé et des médias en général est incontestable et étend chaque jour son emprise.

    L’individualisme, le fait qu’on vive chacun dans nos cases et qu’il y ait de moins en moins d’interdépendances entre nous est malheureusement une réalité de plus en plus tangible. Il suffit de voir combien d’heures on consacre à ses amis aujourd’hui, dans une relation directe et non par machine interposée… Les gens ont de moins en moins le temps de se voir, les visites s’espacent de plus en plus. Il y a quelques années, on allait voir les copains à l’improviste et cela ne semblait gêner personne. Aujourd’hui, on n’oserait plus. Est-ce simplement parce qu’on a pris de la bouteille ? Je ne le crois pas… Il faut toujours sacrifier au rituel de l’agenda surbooké. Nos cases sont de plus en plus étanches.

    Même au sein de la famille, chacun se débat dans sa sphère et peu d’échanges authentiques ont lieu. On est terrorisé par les difficultés des autres, on ne sait que leur dire. Là encore, on subit le terrorisme de l’efficacité, de la fonctionnalité, du rentable. On a oublié qu’il suffit parfois d’écouter, sans vouloir à tout prix apporter de solutions toutes faites. Juste écouter, avec compassion.

    Oh oui, vieillard excentrique, tu avais raison ! Mais il était presque indécent de t’écouter. Je les entends d’ici, les bien-pensants de notre "Meilleur Des Mondes":

« - Les vieux fous comme ça, ils démoraliseraient un régiment : non seulement ils sont repoussants à regarder mais en plus ils représentent un danger pour la santé mentale du corps social dans son ensemble. Voilà pourquoi il faudrait les empêcher de sortir et de parler aux "gens comme il faut" sans oublier de veiller à ce qu’ils prennent bien leur traitement anti-dépresseur chaque jour… »

    Oui, à un moment donné, je me suis presque senti coupable de te prêter une oreille attentive, comme si tu étais un vieux satyre, un être vaguement obscène et que je faisais preuve d'une louche complaisance à ton égard… J'ai eu envie de filer, de me défiler...

    Mais maintenant je sais que j'ai bien fait de prendre le temps de t'écouter jusqu'au bout.

Publié dans Mots à réfléchir

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