Vieu fou
Ce matin, en allant acheter une baguette à la boulangerie, je me suis fait entreprendre par un vieil excentrique, qui à grands mouvements décharpe, s'était mis à refaire le monde.
Beaucoup lui auraient dit, ce que d'ailleurs j'ai été tenté de faire de prime abord :
"- Monsieur, on ne se connaît pas et je nai pas le temps ! (Sous-entendu, découter vos élucubrations)"
Mais jai pris le temps de lécouter. Pendant une demi-heure, devant la boulangerie, il a déversé un flot ininterrompu de diatribes acérées contre la société. Presque tout y est passé : linfluence exorbitante de la télé sur les jeunes et les autres, ces quatre heures de bourrage de crâne quotidien, le conditionnement, lindividualisme forcené des gens, la cupidité, la recherche du pouvoir à tout prix, labsence de dialogue même au sein de la famille, les solitudes juxtaposées, les incohérences, labsence de sens dans laquelle chacun se débat.
Au fur et à mesure que je lécoutais, après la gêne première que suscite toujours une telle situation, je ne pouvais que reconnaître quil parlait avec beaucoup de justesse.
Lentreprise de formatage et de conditionnement de la télé et des médias en général est incontestable et étend chaque jour son emprise.
Lindividualisme, le fait quon vive chacun dans nos cases et quil y ait de moins en moins dinterdépendances entre nous est malheureusement une réalité de plus en plus tangible. Il suffit de voir combien dheures on consacre à ses amis aujourdhui, dans une relation directe et non par machine interposée
Les gens ont de moins en moins le temps de se voir, les visites sespacent de plus en plus. Il y a quelques années, on allait voir les copains à limproviste et cela ne semblait gêner personne. Aujourdhui, on noserait plus. Est-ce simplement parce quon a pris de la bouteille ? Je ne le crois pas
Il faut toujours sacrifier au rituel de lagenda surbooké. Nos cases sont de plus en plus étanches.
Même au sein de la famille, chacun se débat dans sa sphère et peu déchanges authentiques ont lieu. On est terrorisé par les difficultés des autres, on ne sait que leur dire. Là encore, on subit le terrorisme de lefficacité, de la fonctionnalité, du rentable. On a oublié quil suffit parfois découter, sans vouloir à tout prix apporter de solutions toutes faites. Juste écouter, avec compassion.
Oh oui, vieillard excentrique, tu avais raison ! Mais il était presque indécent de técouter. Je les entends dici, les bien-pensants de notre "Meilleur Des Mondes":
« - Les vieux fous comme ça, ils démoraliseraient un régiment : non seulement ils sont repoussants à regarder mais en plus ils représentent un danger pour la santé mentale du corps social dans son ensemble. Voilà pourquoi il faudrait les empêcher de sortir et de parler aux "gens comme il faut" sans oublier de veiller à ce quils prennent bien leur traitement anti-dépresseur chaque jour
»
Oui, à un moment donné, je me suis presque senti coupable de te prêter une oreille attentive, comme si tu étais un vieux satyre, un être vaguement obscène et que je faisais preuve d'une louche complaisance à ton égard
J'ai eu envie de filer, de me défiler...
Mais maintenant je sais que j'ai bien fait de prendre le temps de t'écouter jusqu'au bout.